Kibuye

Publié le par Pascal

Voici donc les derniers articles consacrés à ma saga africaine.
J’ai décidé d’écrire au présent pour garder la sensation d’instantanéité de la narration.
C’est à peu près ainsi que je les aurais écrit si j’étais resté sur place en ces premiers jours d’avril 2007.



C’est tout haletant et perlant de sueur que j’arrive ce matin in extremis à l’une des multiples stations de taxis-bus collectifs de Kigali. Uzie, mon ami du premier jour m’attend déjà, presque nerveusement. Nous partons tous les deux pour Kibuye, la deuxième station balnéaire du pays après Giseyni, située sur les bords du lac Kivu. Je pars à l’assaut des mille collines rwandaises tandis que lui part rejoindre le camp de réfugiés dans lequel il travaille.







Nous arrivons quelques heures plus tard au lieu-dit. Un transbahutement rapide de toute ma cargaison en moto et me voici sur les bords du fameux lac. Je prends possession d’une chambre délicieusement agréable avec une somptueuse terrasse fleurie en rouge et jaune donnant directement dessus. Un peu de confort ne me fera pas de mal après la chambre spartiate de la cathédrale St Paul.
Le lac, aux impressions de lac Léman, est très large, mais l’on devine quand même les rives congolaises de l’autre coté. Je n’ai jamais été aussi près de ma chère Tante, missionnaire en RDC (ex-Zaïre) à Butembo. J’ai hâte de la retrouver et de connaître enfin les paysages, les forêts, les habitants dont elle m’a si souvent parlé dans mon enfance lorsqu’elle revenait en Europe les poches pleines d’objets en ivoire et autres œuvres de l’artisanat local. Qui sait combien d’éléphants zairois ont bercé mes nuits de leurs barissements? Combien de forêts primaires ont revêtus oniriquement les scissures de mes circonvolutions cérébrales ? Combien de pygmées ont lancé des flèches gorgées de curare pour mieux m’endormir ?


Mais l’heure n’est pas encore aux congolaiseries, l’heure est à la baignade et à mon dépucelage de lac africain. Il y a deux règles à suivre dans les parages : être sûr qu’il n’y a pas de bilharziose (de gentils et invisibles petits parasites qui pénètrent dans votre corps par la peau et qui restent vos hôtes jusqu’à la fin de vos jours, charmante compagnie s’il en est), et être sûr qu’il n’y a pas de gaz volcaniques souterrains qui risqueraient de vous donner envie de rejoindre une douce sirène dans les fonds aquatiques. Le Kivu semble exempt de tous ces risques.




Je plonge ! L’eau est parfaitement chaude, mais un rapide coup d’œil sous la surface suffit à me faire comprendre la profondeur dangereuse du lac. Je patauge confortablement une trentaine de minutes en prenant soin de ne pas trop m’éloigner du bord pour éviter toute rencontre réelle ou imaginaire, avec une créature dérangée dans sa demeure abyssale par un petit blanc bec  de passage.
Puis je me morfonds sur une chaise, happé par le silence envoûtant de la lumière mourante. Le soleil se couche sans un bruit, comme s’il avait le souci de ne plus jamais réveiller l’obscurité du monde. Mais le poids des Ténèbres passées est si fort que même le lac Kivu, aussi profond soit-il, ne peut contenir tout le Noir enfoui dans le cœur des hommes.

 

Dans le mien, le monstre se réveille par la lecture de « l’Inavouable » le livre bouleversant de Patrick de St Exupéry, qui démontre point par point et de façon incontestable, l’implication de la France dans le génocide. On y apprend :
• Comment les militaires français, lorsqu’ils arrivèrent avec leurs chars, furent applaudis et loués par une foule d’hommes, les vêtements et les machettes encore tout imbibés de sang.
• Comment la France a reçu officiellement à Paris, des membres du gouvernement génocidaire alors qu’au même moment des milliers de tutsis tombaient encore chaque jour.
• Comment la France a livré des armes avant, PENDANT et APRES le génocide au régime Hutu.
•  Comment la France a exfiltré certains hauts dignitaires génocidaires.
• Comment la France a participé avec la communauté internationale à la plus grande et absurde esbroufe humanitaire qu’il ait pu exister : les camps de réfugiés de GOMA où se sont pressés, avec notre aide et sous nos regards attendris et compatissants, quelques millions …..de Hutus dont beaucoup avaient participé activement ou passivement au génocide.
• Comment la France a vendu son âme au Diable, et l’âme de près d’un millions d’innocents, simplement au nom de la défense de la Francophonie.


Lorsque les vagues et les mots de l’Impensable naissent dans votre esprit, se muent au gré des vents et des pages en l’Intolérable, pour finalement vous retomber comme un raz-de-marée au beau milieu de la figure, c’est en débris que vous rouvrez le livre de la Réalité, et en lambeaux que vous ramassez votre Conscience.

Nausées, vomissements, Francophobie tels sont les nouveaux symptômes méningitiques qui apparaissent lorsque votre liquide céphalo-rachidien est infecté par tout le mensonge, l’injustice et l’hypocrisie du Monde.

Il n’y a rien de pire que d’être abusé dans sa confiance.
Être trahi par son propre pays, c’est être trahi au plus profond de son identité.
Je n’ai jamais été ni nationaliste ni complètement naïf. Je pensais simplement que la France était peut être un peu moins pire que les autres : le pays des droits de l’Homme comme on dit ! Comme je me torche le derrière à présent avec ces balivernes républicaines faites pour les ignares.

De plus la trahison vient de la Gauche, la famille politique des soi-disant petites gens, celle qui a défendu les ouvriers comme mon père et ma mère. C’est François Mitterand, Président de la République à l’époque, et par conséquent chef des armées et leader de la politique internationale, qui s’est rendu coupable du pire. Il a joué avec le sang de milliers d’hommes en s’entêtant à soutenir le régime extrémiste hutu malgré les alertes de génocide, et malgré le génocide lui même. Il a été l’archétype du joueur de poker qui perd tout jusqu’à sa dignité, celui qui ne sait pas s’arrêter dans la débâcle.
Lui qui voulait marquer de son empreinte l’Histoire de France grâce notamment à ses grands projets architecturaux parisiens, le voilà condamné a errer éternellement dans les futurs manuels scolaires comme celui ayant prononcé cette phrase désormais tristement célèbre : « Dans ces pays là, un génocide cela n’est pas très important ». Chacun a la postérité qu’il mérite.

Je ne pourrais retrouver un peu de ma fierté d’être français que lorsque l’état  fera son examen de conscience et demandera pardon pour les fautes qu’il a commises. Mais d’ici là, je ne verrai plus qu’une seule couleur du drapeau tricolore, celle qui lui va si bien, celle du sang et de la colère.



Le livre du journaliste Patrick De St Exupéry est d’autant plus touchant qu’il commence justement à Kibuye avec l’arrivée sur place de l’opération militaire française Turquoise. Me voilà donc, malgré moi en plein milieu de la fournaise. Je suis sur les lieux mêmes du crime, et les lieux n’ont pas changé. Les routes, les paysages, les bâtiments de la ville ne sont plus d’anonymes repères passifs mais des témoins chargés d’Histoire. Les mots du récit les font désormais ruisseler de détails vivants apocalyptiques.






























En entrant dans l’Eglise du Home St Jean comment ne pas penser aux milliers d’hommes, femmes et enfants tassés puis assassinés alors qu’ils étaient venus chercher refuge dans le lieu saint ? Comment ne pas entendre leur cri ? Comment ne pas sentir l’odeur de la mort sur les murs ?

Puis-je passer sans émotion devant le stade municipal maintenant que je connais les circonstances exactes des exactions, 10000 personnes tuées en une demie après-midi à coup  de machettes, ou fusil pour les plus chanceux?
Comment ne pas imaginer les barbares dévaler les pentes de la colline en surplomb et lancer des grenades pardessus les murs ? Comment ne pas penser aux spectateurs assis sur les gradins profitant des jeux du cirque les plus sanglants de l’histoire ?

Comment traverser le village sans observer les habitants dont certains étaient devenus, durant  trois mois, le voisin qui vous dénonce, l’ami qui vous tue, le parent qui vous achève simplement parce que vous êtes Tutsi ?




Il reste un endroit mentionné dans le livre que je me dois de visiter : Bisesero.Laissez moi d’abord renouer avec le fil des événements.
Nous sommes à la fin  du mois de juin 1994. Le génocide touche à sa fin et les français lancent l’opération turquoise, officiellement pour des raisons humanitaires, officieusement pour arrêter l’avancée des troupes du FPR, l’armée tutsi rebelle. Les militaires français font de Kibuye leur camp de base.
Ayant entendu dire que des survivants se cachaient encore dans les collines de Bisesero, un petit village à une vingtaine de kms de là, ceux-ci partent en mission de reconnaissance voir ce qu’il en est. Ils sont accompagnés par le journaliste St Exupery et par un professeur  rwandais qui connaît bien la région. Arrivés sur place il rencontrent quelques hommes et enfants en guenilles qui sortent des fourrés. Ces derniers expliquent aux français qu’ils se cachent depuis trois mois dans les collines et qu’il reste encore beaucoup de survivants dans les fourrés. Un des enfants reconnaît au passage, le professeur qui accompagne les français et le dénonce hystériquement comme le bourreau de toute sa famille.
En sous-nombre, les militaires ne peuvent évacuer personne et promettent de revenir dans les jours suivants avec des renforts. Ils ne reviendront que 10 jours plus tard. A leur retour ils ne retrouvent que des cadavres : les milliers de tutsis rescapés des premiers mois sont sortis de leur cachette, et mis en confiance par la promesse des français ils ont été fauchés comme les blés par leurs poursuivants.








Intrigué par toute cette histoire me voilà donc parti pour le Bisesero en compagnie d’Abraham le jeune conducteur de la moto-taxi qui nous amène. La route est longue et caillouteuse, environ 1h30 de montée non-stop vers les hauteurs rwandaises. La perspective est ahurissante ! Nous traversons une trentaine de vallées dont l’entrelacement avec le lac Kivu me pousse à rêver aux fjords norvégiens recouverts de bananiers. On entend presque le frétillement des ailes des anges. Arrivé au point culminant du lieu-dit, le panorama est à couper le souffle. Le lac n’est plus un lac mais une véritable mer parsemée d’îlots. Ça y est j’ai retrouvé les montagnes de l’Olympe !





Mais l’exaltation est de courte durée. Comment une Nature si belle a-elle pu accoucher une telle barbarie ?  Je  comprends en effet que les hauteurs de cette montagne ont également été le point de mire idéal pour traquer et chasser le Tutsi dans les bois. Stupeur, tremblements.



Au cours de la visite, je rencontre un petit groupe de touriste guidé par un jeune rwandais  plutôt réservé. J’entends alors la phrase suivante : « c’est ici que j’ai rencontré les militaires français et que j’ai reconnu mon professeur dans leur voiture, celui-là même qui a tué mes frères et sœurs ». Cela ne vous rappelle pas quelque chose… ?
En une fraction de secondes me voilà replongé encore une fois dans l’Histoire et dans le livre de St Exupéry. Mon âme vacille et ne sait plus trop dans quel espace temps elle chemine. Je me raccroche à la réalité en échangeant une conversation avec lui. Quand je lui explique que je suis ostéopathe, il me raconte qu’il a une douleur persistante au niveau des côtes. J’hésite d’abord à intervenir, vu le caractère délicat et émotionnel de la situation, pour finalement lui proposer l’aide éventuelle de mes soins.
Après avoir été béni par l’imposition des mains d’un évangéliste américain un peu toqué invoquant Dieu pour que mon traitement marche, je rentre chez François, le survivant en question. La séance prend place dans une petite chambre modeste. J’essaie de rester le plus neutre possible pour m’éloigner du caractère exceptionnel des circonstances. A part le réajustement de quelques tensions, je n’arrive pas à traiter son problème et ce pour une cause anatomique très simple : l’un de ses nerfs intercostaux a été vraisemblablement coupé par un coup de machette asséné juste au dessus, ce qui lui donne ses névralgies persistantes.





J’aurais aimé aider ce jeune homme, peut être pour inconsciemment racheter un tant soit peu les fautes de mes prédécesseurs, ou  pour devenir à mon tour un personnage des récits de Bisesero. Mais je crois qu’il est sage et bon de rendre au roman ce qui est au roman et à l’Histoire ce qui est à l’Histoire pour ne pas rester coincé dans une dimension à laquelle je n’appartiens pas.



Ereinté d’avoir cotoyé de si près les gouffres les plus sombres de l’Humanité depuis quelques jours, je reprend des forces sur ma belle terrasse ensoleillée en égrenant quelques accords de guitare. Le lac Kivu me regarde et semble timidement me chantonner : Espoir.


Je rentre demain à Kigali rejoindre une ambiance plus festive et joyeuse !

Affaire à suivre…







Publié dans La route

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